La leçon dite de couture!

 

Ecrasées sur nos chaises en bois de chaque côté de la sévère et rectangulaire table de la Salle des Maîtres, nous tricotons du lourd silence. Madame est assise sur sa raideur, au bout de nous, presque à l’autre bout de notre monde, seule dans le sien.

 

A tour de rôle, nous passons faire contrôler le dernier rang de nos mailles à la douane de son regard. On transpire de toutes nos petites mains, on sue de la crainte aussi, de la peur de l’humiliation à laquelle nous n’échapperons d’aucune façon à aucune leçon. Le rictus de sa bouche dégoûtée lorsqu’elle touche notre ouvrage humide, suivi du verdict immédiat :

-Va te laver les mains !

Puis l’inexorable :

- C’est beaucoup trop vaille !

Tampon « Refoulé » au passeport de notre maigre espoir d’y couper.

 

Je me souviens de la position de chacun des nerfs de son visage tandis qu’elle resserre la laine autour de l’aiguille d’une extrémité à l’autre, comme un filet autour de nos enfances. Scrupuleuse, méticuleuse, machinale, rapide, investie d’une mission de la plus haute importance, elle tire, elle serre, elle étouffe, rien n’existe en elle que la frénésie nécessaire à l’atteinte de l’objectif : la perfection ! L’alignement régulier des mailles tirées à quatre épingles sur l’aiguille, l’utilisation optimale du fil pour en tirer un carré bien carré. Le Plan Wahlen du tricot en un temps pourtant de paix.

 

Je me souviens de ses traits, de ses yeux éteints, de sa beauté dégringolante, du malheur inerte tapi en elle, de cette Salle des Maîtres qui lui allait comme un gant, nue, froide, sèche. Et le poids de ces heures stériles, et nos petites morts pendant ces cours de soumission transpirante.

 

Je garde, depuis, l’amour du vaille que vaille pour les chemins de traverse, le goût de la courbe et de l’arrondi, le besoin de routes cabossées qui m’appartiennent, me mènent n’importe où pourvu qu’elles me mènent. Je garde l’amour du mouvement, de la chaleur humaine, de la beauté d’un regard plein, et l’attirance irrépressible vers le chaos et l’inconnu.

 

Je vous dois, Madame, de m’avoir ouverte à la vie par votre enfermement dans la létale maniaquerie. Je vous dois la petite pique de douleur que je ressens depuis mes neuf, dix ans, lorsque je croise l’un de ces adultes définitivement inaptes au bonheur. Grâce à vous, j’ai développé la capacité de jubiler devant mon ouvrage distendu, aéré, troué de mailles filées sur tous les tons et de toutes les couleurs ! A faire frémir d’horreur n’importe quel adepte de l’Ordre du Temple Scolaire !

 

Triple mère, double grand-mère, je reste le garçon manqué de mon enfance. Tout, plutôt qu’une Madame ! Tout, plutôt qu’un carré ! Tout, plutôt qu’une personnalité régulière, lisse, normée, formatée pour du malheur ordinaire !

 

© Julie Debout 01/2007